Première - Chapitre 10 - Voter: une affaire individuelle ou collective ? - Partie 4/5
2. Le rôle de la socialisation politique
Vous avez visionné et analysé « Famille, dispute et politique » pour cette semaine. Pour rafraîchir tout ça, allez visionner les propos de la réalisatrice, la politologue Anne Muxel dans cette vidéo (entre 4mn08 et 6mn39).
https://youtu.be/_v2PffCTOQ8?t=248
Ce qu’on peut en retenir :
- 2/3 des français s’inscrivent dans les mêmes orientations politiques que leurs parents. C’est-à-dire qu’ils sont soit de droite comme leur parents, soit de gauche comme leurs parents, soit qu’ils n’ont pas de positionnement politique défini, comme leurs parents.
- Les ruptures politiques sont très minoritaires (12%) : voter à droite alors qu’on a deux parents de gauche par exemple.
Dans le reste des cas, on est souvent dans des situations où les parents ne sont pas du même bord politique. On peut imaginer un père de droite et une mère de gauche par exemple. Quel que soit le positionnement des enfants, il est difficile de parler de reproduction ou de rupture.
Comme vous l’avez vu dans la vidéo, il y a bien un héritage des positionnements politiques des parents qui s’effectue de façon diffuse tout au long de l’enfance.
C’est l’effet de la socialisation politique : le processus d’imprégnation des valeurs et des comportements politiques qui se déroule en grande partie au sein de la famille au sens large, mais se poursuit également en dehors du cercle familial et à l’âge adulte.
L’enfant est en contact avec :
- des discours explicites : des commentaires sur l’action du gouvernement ou l’actualité, un soutien ou rejet de telle ou telle opinion politique ou parti, des considérations sur le montant des impôts, de l’évasion fiscale ou des salaires, la légitimité des aides sociales et des services publics…
- des actions : militer dans un parti ou une association, adhérer à un groupe politique, voter ou s’abstenir, manifester, inscrire ses enfants dans un établissement scolaire privé ou public…
Ce sont ces deux éléments qui vont constituer une référence pour les enfants et qui seront d’autant plus influents qu’ils sont cohérents entre eux, c’est-à-dire qu’ils se renforcent mutuellement. Une bonne partie de ce processus est inconscient : les parents (ou la famille au sens large) n’ont pas forcément la volonté de modeler les préférences politiques de leurs enfants. Ils leur transmettent ce qui leur paraît bien ou mal et donnent à voir les pratiques qui sont les leurs. Les préférences politiques se transmettent un peu comme les orientations religieuses.
On l’a dit la transmission est d’autant plus efficace que les parents pensent la même chose. Elle l’est également quand les parents ont des idées ou positionnements qui ne sont pas extrêmes. Parce que dans ce cas-là, il y a des chances pour que le positionnement politique des parents soit concurrencé par les autres agents de socialisation (école, médias, pairs, etc…). Il est également plus probable que les différences d’opinion génèrent du conflit et mènent à la rupture des liens familiaux, ce qui apparaît bien dans le reportage que vous avez visionné.
3. Voter: un acte collectif qui traduit une appartenance sociale
Le caractère déterminant du milieu familial en matière de comportements politiques a été souligné dès les années 1940 par des chercheurs américains qui en proposent les premières explications. Ce texte présente les principaux intérêts de ces deux théories.
Document : Les modèles explicatifs du vote de Columbia et Michigan
Le modèle « sociologique » est associé au livre fondateur de Paul Lazarsfeld et de son équipe, The People’s Choice. À l’occasion de l’élection présidentielle de 1940, ils se proposent de mesurer l’impact de la campagne auprès d’un panel représentatif des habitants d’un comté de l’Ohio, interrogés à sept reprises. À leur surprise, ils trouvent que les électeurs se sont en majorité décidés bien avant la campagne et sont restés fidèles à leur choix initial. Leurs orientations politiques sont stables et conformes aux normes de leur milieu familial, social et culturel. Un indice de prédisposition politique combinant le statut social, la religion et le lieu de résidence permet avec beaucoup de précision de prédire leurs choix électoraux. Chez les électeurs ruraux, protestants et aisés, trois voix sur quatre se sont portées sur le candidat républicain, et chez les électeurs urbains, catholiques et socialement défavorisés, elles sont allées dans la même proportion au candidat démocrate. « Une personne pense politiquement comme elle est socialement », telle est la principale conclusion de leur étude. […] Le retentissement de ces travaux est considérable parce qu’ils contredisent la plupart des idées reçues sur la question, démolissant tant le mythe de la toute-puissance des médias que celui de l’électeur éclairé décidant de son vote après une analyse réfléchie des candidats et de leurs programmes. Ils vont inspirer plusieurs centaines d’études similaires dans différentes régions des États-Unis.
Ce déterminisme est critiqué par […] les auteurs de The American Voter. Pour ces chercheurs au Survey Research Center de l’université du Michigan, le vote est d’abord un acte politique, commandé par la perception qu’ont les électeurs des principaux objets politiques. […] Ils mettent ainsi en lumière le rôle clé de «l’identification partisane ». Attachement affectif durable à un des deux grands partis qui structurent la vie politique américaine, transmis par les parents, renforcé par le milieu social et professionnel – on rejoint ici le modèle précédent –, il fonctionne comme un écran perceptif, filtrant la vision du monde des électeurs. Plus ils s’identifient à un parti, plus ils sont favorables à son candidat et aux positions qu’il soutient et plus ils sont susceptibles de voter pour lui.
L’ambition des auteurs est de reconstituer le processus de décision de l’électeur, en prenant en compte tous les éléments susceptibles d’agir, depuis le jour de sa naissance jusqu’à celui de l’élection. L’image qu’ils utilisent à cet effet est celle d’un « entonnoir de causalité » qui replace ces éléments dans leur ordre chronologique et leur enchaînement. À son entrée, il y a les structures économiques, sociales et partisanes qui composent l’environnement politique familier des électeurs depuis l’enfance. Au bout le plus étroit il y a les caractéristiques propres à l’élection considérée, telles que la nature du scrutin, la configuration des candidatures, la conjoncture économique et politique dans laquelle elle se déroule et les problèmes abordés durant la campagne. Le lien entre les deux bouts de la chaîne est fourni par les attitudes politiques à l’égard des enjeux, des candidats et surtout des partis. Le milieu familial et professionnel, le lieu de résidence, l’appartenance religieuse n’influencent pas directement le vote. Mais ils façonnent les identités et les valeurs des individus, leurs préférences pour la gauche ou pour la droite, leur attirance pour un parti donné. Et ces attitudes filtrent à leur tour leurs perceptions politiques et influencent leur vote.
Nonna Mayer, « Qui vote pour qui et pourquoi ? Les modèles explicatifs de choix électoral », Pouvoirs, n° 120, janvier 2007
Les chercheurs de l’université de Columbia établissent un lien direct entre les caractéristiques sociales des électeurs (statut social, religion, lieu de vie) et leurs choix politiques, stables et déterminés avant même le début de la campagne. Le vote serait quasi-automatique en fonction de ces caractéristiques. En conclusion, « une personne pense politiquement comme elle est socialement ». C’est statistiquement fondé, mais cela retire toute marge de manœuvre à l’électeur qui voterait de façon automatique.
Pour les chercheurs de l’université du Michigan, le choix du candidat est influencé dès l’enfance par l’héritage d’une identification partisane (démocrate ou répubicain) et de valeurs qui dépendent en effet en bonne partie du milieu socio-professionnel. Mais c’est l’identité sociale et politique d’un individu qui détermine la manière dont il va voter. Cela rejoint ce que vous avez vu dans le documentaire pour la plupart des situations.
Il y a bien souvent une inscription dans une tradition, une filiation politique de droite ou de gauche qui prend en compte l’environnement social et professionnel : ruralité ou urbanité, activité indépendante ou salariée, secteur d’activité, croyances et pratiques religieuses, histoire familiale, engagements… C’est à travers tous ces éléments qui constituent le cadre de leur socialisation que les individus filtrent la réalité et adoptent un positionnement politique.
Si on suit ces deux théories, on peut dire que le vote est l’expression d’appartenances sociales.
Et d’un certain point de vue, les résultats des dernières élections présidentielles américaines semblent confirmer un lien certain entre les caractéristiques sociales des électeurs et leur vote même s'il est un peu plus faible que dans les années 40.
C’est ce qui ressort des « exits polls », les sondages réalisés à la sortie des urnes qui permettent de savoir qui a voté quoi.
Pour la lecture des tableaux, la première colonne donne la proportion pour l'ensemble des répondants puis on a le détail selon le candidat pour lequel a finalement voté l'électeur.
Ici on pourra lire que 60% des électeurs ont décidé de leur vote avant septembre (1ère colonne du tableau de gauche) et 13% seulement ont décidé dans la dernière semaine ( tableau de droite) sachant qu'on vote en Novembre aux Etats-Unis.
La couleur de la peau a-t-elle encore une importance ?
Les blancs (71% des électeurs interrogés) votent majoritairement pour Trump (Républicain) mais surtout, les minorités votent massivement pour les démocrates (lorsqu’elles votent et en réalité certaines votent peu, notamment les afro-américains…). Les noirs représentent 12% des électeurs interrogés et votent à 89% pour les démocrates comme 2/3 des latinos et des asiatiques.
Et la religion ?
Les chrétiens votent plutôt pour Trump (surtout les protestants et évangélistes) quand les minorités religieuses et athées votent très clairement pour les démocrates. Sauf les catholiques, ce qui montre une certaine évolution par rapport aux travaux de Lazarsfeld (du moins pour ce scrutin).
Le lieu d’habitation ?
Les urbains votent plutôt démocrate (à 60%), les ruraux plutôt Républicain (61%), les banlieusards étant plus partagés.
On retrouve bien une certaine régularité et un poids non négligeable des caractéristiques sociales.
Si ça vous intéresse, vous pouvez trouver l’ensemble des données avec des croisements plus fins et plus nombreux ici : https://edition.cnn.com/election/2016/results/exit-polls
Nous y reviendrons pour comprenre ce qui a permis à Trump, contre toute attente, de remporter ces élections.
En France, on peut également analyser le poids des variables socio-économiques dans le comportement des électeurs.
Document : Le rôle du statut social dans le comportement électoral
Le vote au second tour des élections présidentielles de 2012 selon le sexe, l’âge, la CSP, le statut et la religion (en %)
|
F. Hollande |
N. Sarkozy |
Ensemble |
51,6 |
48,4 |
Sexe |
|
|
Homme |
54 |
46 |
Femme |
50 |
50 |
CSP |
|
|
ACCE |
30 |
70 |
Cadre |
52 |
48 |
PI |
60 |
40 |
Employé |
56 |
44 |
Ouvrier |
58 |
42 |
Retraité |
43 |
57 |
Statut |
|
|
Salarié du privé |
52 |
48 |
Salarié du public |
65 |
35 |
Indépendant |
39 |
61 |
Chômeur |
62 |
38 |
Age |
|
|
18-24 ans |
60 |
40 |
25-34 ans |
53 |
47 |
35-49 ans |
56 |
44 |
50-64 ans |
54 |
46 |
64 ans et plus |
40 |
60 |
Religion |
|
|
Catholique pratiquant régulier |
24 |
76 |
Catholique pratique occasionnel |
38 |
62 |
Catholique non pratiquant |
46 |
54 |
Autre religion |
63 |
37 |
Sans religion |
68 |
32 |
Source : sondage Ipsos
On constate bien un vote important des indépendants pour le candidat de droite N. Sarkozy, quand les salariés et surtout les catégories populaires et intermédiaires votent légèrement plus à gauche. Il existe également un clivage privé-public assez net.
Si les plus jeunes votent toujours sensiblement plus à gauche, les plus âgés tendent plutôt vers le vote de droite notamment en raison du patrimoine que l’on accumule avec le temps. On est plus favorable à l’impôt à 20 ans quand on profite de la redistribution qu’à 65, lorsque l’on cherche à préserver son épargne.
L’influence de la religion est également très nette : plus on est catholique pratiquant, plus on vote à droite. Les minorités religieuses et les athées votant majoritairement à gauche.
Cependant, on constatera qu'on est loin d'un clivage droite-gauche reproduisant les positions sociales des électeurs. Les cadres, comme d'ailleurs les ouvriers, sont relativement partagés.
Cela apparaît également trois ans plus tard aux régionales de 2015 (P197 doc3):
On constate par exemple que seuls 32% des ouvriers ont voté pour la gauche au total et 23% pour la droite. En fait, 43% d'entre eux ont voté pour le Front National alors que jusque dans les années 70, être ouvrier entraînait plutôt un vote pour le parti communiste.
D'ailleurs, sachant que les dernières présidentielles en France ont vu s'affronter au second tour un candidat proclamé "ni de gauche, ni de droite" (centriste?) et une candidate d'extrême-droite, le clivage gauche-droite est-il encore d'actualité ?
Nous répondrons à cette question la semaine prochaine. D'ici-là, je vous demande de travailler sur les résultats du premier tour des élections présidentielles de 2017. Le fichier est sur pronote ou ici:
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